Les deux forces profondes de l’extrême droite
Introduction
Au fur et à mesure des scrutins la montée de l’extrême droite voire son accession au pouvoir donnent à craindre une fragilisation voire un anéantissement des institutions démocratiques dans de nombreux pays : Brexit, ré-élection de D. Trump, niveaux des partis concernés en Hollande, en Suède, en Allemagne, en Italie et en France. Or jusqu’à aujourd’hui les parties prenantes (presse, politiques etc.) n’ont pas réussi à opposer à cette menace d’arguments efficaces susceptibles de détourner les électeurs de ces choix mortifères.
La conception d’une stratégie et d’un argumentaire politiques susceptibles de contrer cette menace ne peut s’appuyer que sur une analyse et une compréhension profonde des ressorts de ces succès politiques.
La plupart des commentaires que l’on trouve dans la presse à ce propos, ainsi que les analyses que nous en livrent les politiciens de l’arc républicain se situent sur le terrain très conventionnel de la recherche de causes matérielles à l’insatisfaction de l’électorat : salaires, conditions de travail, niveau de vie etc. Cette compréhension classique des motivations des électeurs s’appuie sur les générations d’interactions sociales de l’après-guerre, mais il est clair qu’elle est désormais brutalement contredite par les faits. Kamala Harris promettait de baisser les prix, mais Trump les augmentera par ses taxes d’importation, et n’en a pas fait mystère : il a pourtant remporté le vote populaire. L’approbation populaire du Brexit a certes baissé depuis la quasi-ruine du Royaume Uni, mais à la marge seulement. La popularité d’un Orban, réélu à répétition, ne repose certes pas sur une quelconque amélioration des conditions de vie. Et la victoire électorale de Giorgia Melloni n’a jamais reposé sur des promesses salariales. Globalement on constate en effet que les campagnes électorales d’extrême droite mettent systématiquement les thématiques de revenus et de niveau de vie en sourdine : leur stratégie se situe sur un autre plan.
Plus généralement il semble bien, et c’est remarquable, que les succès de l’extrême droite ne s’expliquent pas essentiellement par des motivations de l’électorat pour de quelconques propositions politiques. Cette situation extraordinaire est particulièrement nette pour Trump, dont l’électorat venant de l’élire désapprouve significativement ses projets phares sur l’immigration et sur les taxes à l’importation selon un récent sondage1. De la même façon il est très peu vraisemblable que les 47 % d’électeurs français ayant voté pour Marine Le Pen lors des présidentielles soient réellement racistes, homophobes ou violemment anti-européens.
Il faut donc chercher ailleurs des explications pour ces succès parfois fulgurants : le parti BSW2 allemand, parti de rien et ne proposant que des projets irréalisables, n’a mis que quelques mois à atteindre des niveaux lui permettant d’entrer à la chambre des députés !
Dans cette optique la présente dissertation propose d’alimenter la réflexion en identifiant deux forces profondes et pourtant généralement méconnues ayant très vraisemblablement contribué à ces succès ; et ce en vue d’envisager la conception de réponses à la hauteur de l’enjeu.
Première force : l’instinct tribal
Remarque préliminaire
Il apparaît en explorant des éléments de littérature scientifique que le terme « instinct tribal » n’est pas employé de façon naturelle. On y trouvera davantage les termes « biais tribal » ou encore « hypothèse de l’instinct tribal [VUG01] » qui tendent à affaiblir l’aspect archaïque de cette tendance à organiser les sociétés en groupes affines. S. Freud [FRE01] a décrit les mécanismes psychiques présidant à la dominance de l’inconscient au sein d’une foule et il parlait alors du libre cours donné aux pulsions en distinguant la pulsion de l’instinct par le rôle moteur de l’intellect dans la pulsion. Il n’est donc pas trivial de positionner le biais tribal entre pulsion et instinct. Cependant, il est réaliste de remarquer que les comportements induits par le biais tribal chez l’homme reproduisent peu ou prou certains comportements grégaires de l’animal, ce qui rend plausible la référence à des mécanismes archaïques et alimenterait le caractère instinctif du biais tribal [BEG01]. C’est pourquoi, également par souci de simplification, il sera fait état ici de l’ « instinct tribal ».
Lors de sa seconde campagne électorale Trump tenait un discours à Reno (Nevada) où il mentionnait que « nous n’avons plus Rush Limbaugh3, mais nous avons Hannity4 ». Cet emploi du « nous » était frappant pour trois raisons :
Il évoquait explicitement la cérémonie du face-à-face avec la télévision, image de la famille américaine traditionnelle, unie en compagnie du chat et du chien sur le sofa familial typiquement planté face au récepteur de télévision. Cette image familière symbolise complètement la sécurité et la tranquillité5.
Il impliquait que deux catégories mutuellement exclusives existent : nous, et les autres. Il est sous-entendu que ces mystérieux autres sont très différents de nous, et donc beaucoup plus dangereux que le confortable sofa familial.
Il produit du lien en créant le sentiment d’appartenir à une sorte de famille étendue : nous sommes ensemble à adorer Trump, et cela nous unit presque aussi fortement que ne le ferait une famille réelle. Nous sommes une tribu.
En résumé, cette simple phrase au milieu d’un discours-fleuve en comportant bien d’autres de la même intention réussit à elle seule à réunir l’audience autour d’un puissant moment sacerdotal dont l’objectif est clair : agir puissamment sur l’instinct tribal.
Ces manipulations psychiques en campagne électorale doivent faire réaliser que ce politicien est très loin des caricatures que l’on trouve partout : il serait, selon celles-ci, intellectuellement très diminué, influençable, peu cultivé. Tout ceci pourrait être partiellement vrai, cependant l’habileté démontrée ici nous fait aussi comprendre l’ampleur et la profondeur des calculs mis en œuvre par ce personnage roué et excellent manipulateur des foules, toutes démarches et caractéristiques que l’on retrouve chez de nombreux meneurs d’extrême droite.
L’utilisation de l’instinct tribal est un classique de l’extrême droite et on la retrouve sous la gouverne de nombreuses formations politiques actuelles ou passées. Un exemple majeur est le parti de Hitler, le NSDAP [LEY01], qui en usa jusqu’à la caricature du haut en bas de l’échelle sociale jusqu’à embrigader les enfants au sein des Hitlerjugend. Cet embrigadement n’était pas un hasard : il devenait nécessaire justement pour maintenir et renforcer l’empreinte de l’instinct tribal en toutes circonstances dans cette société fasciste.
L’instinct tribal est également à l’œuvre lors du rejet de populations jugées « différentes » alors même qu’elles font partie de la société. Il y a alors un resserrement de la tribu autour de marqueurs plus sélectifs (par exemple, un faible niveau d’éducation) et rejet de tout ce qui est ressenti comme extérieur : les élites, les institutions démocratiques, les sciences, les médias, les vaccins. Cependant ici le mécanisme est différent puisque le moteur initial est ici le réseau social qui enferme les populations au sein de communautés homogènes réalisant efficacement ce resserrement, et les extrêmes droites agissent alors en opportunistes, reprenant ces thématiques à leur compte.
On reconnaît une mise en œuvre de l’instinct tribal lorsque :
des populations sont animalisées ou munies de caractéristiques désobligeantes6, ou affublées de surnoms racistes7 ;
des populations sont assimilées à de la criminalité8 ;
on affirme que des populations seraient porteuses de maladies ;
on affirme que l’on doit « protéger » la population ;
on crie à la nécessité de « rétablir le contrôle à nos frontières » etc.
on claironne que « nous sommes meilleurs » ;
on affirme que les problèmes sont dus à une cause extérieure (le plus souvent : l’Europe) ou à une population extérieure ;
on rend plus difficile, voire on supprime les droits élémentaires de certaines populations9 ;
on clame qu’il faut créer des « barrières douanières » (taxes) face aux importations ;
on prône le repli sur soi10 ;
on rejette et/ou discrimine des populations affaiblies victimes de maladies ou d’infirmités11 ;
on discrimine des populations minoritaires12 ;
on affirme l’existence de « valeurs civilisationnelles » que nous possédons, et que les autres n’ont pas13 ;
on rejette les institutions, les sciences, les vaccins ;
on désigne un bouc émissaire extérieur à la communauté et responsable des « problèmes ».
Un exemple matériel de l’utilisation du biais tribal est la construction de murs de béton et de ferraille séparant concrètement l’intérieur (nous, la tribu) de l’extérieur : frontière Mexicaine des USA, mur entre Israël et la bande de Gaza.
L’utilisation de l’instinct tribal est puissante, et il est essentiel d’en être parfaitement conscients. L’idée que nous serions privés de notre tribu14 est profondément angoissante ; réciproquement la flatterie à l’endroit de notre tribu est très satisfaisante, apaisante voire réjouissante. C’est en raison de cette puissance que l’instinct tribal est utilisé sous ses diverses déclinaisons dans l’ensemble des discours et écrits des formations d’extrême droite ainsi que des médias associés, et l’objectif sous-jacent de normaliser la pensée tribale et de banaliser la ségrégation est très clair.
L’utilisation de l’instinct tribal s’applique à la discrimination des femmes dès lors qu’une société masculiniste pousse la prééminence du mâle au point de réduire les femmes à la condition des populations minoritaires ou affaiblies envisagée ci-dessus.
Seconde force : la pulsion de mort
S. Freud a identifié la pulsion de mort [FRE02] comme une force destructrice par opposition à la pulsion de vie, force créatrice. Il précisa sa pensée dans [FRE03] en affirmant que « l’instinct de mort semble s’exprimer – probablement en partie seulement – en tant qu’un instinct de destruction dirigé contre le monde extérieur. » Dans le présent contexte, de parti pris sociologique et politique, le concept de pulsion de mort servira à dénoter les forces inconscientes [LAU01] tendant à la violence, au meurtre ou encore à détruire l’existant, à faire « table rase ». S. Freud observait que la pulsion de mort tend ainsi à la réduction des tensions et on remarquera que ces dernières peuvent avoir été engendrées par l’instinct tribal : il y a alors potentialisation des deux forces.
L’extrême droite a toujours fait largement usage de la pulsion de mort de façon plus ou moins explicite. Les brigades SS des nazis viennent à l’esprit, avec leurs magnifiques uniformes noirs et la tête de mort arborée sur leurs casquettes, trahissant ainsi le génocide des Juifs qu’ils commettaient par ailleurs. Mais on doit également citer les purges soviétiques, le maoïsme de la révolution culturelle, le régime de Pol Pot, les Hutus… Tous ces régimes ont massacré des populations entières au nom d’une idéologie. Actuellement les médias Russes évoquent tous les jours l’urgence qu’il y aurait à effacer l’Ukraine de la carte en vue d’un recommencement « propre ».
La perspective de la destruction de ce qui est présenté comme un « problème » (L’Europe, par exemple) est extrêmement séduisante car elle fournit une solution, et cette séduction est encore renforcée par une présentation positive de cette destruction. Par exemple Trump présente couramment la suppression de l’Obamacare comme étant la grande et « belle » solution à tous les problèmes d’assurance sociale.
Dans nos sociétés démocratiques la pulsion de mort n’est utilisée par l’extrême droite que discrètement et de façon implicite. Cependant elle apparaît tout de même clairement dans les slogans de Trump : « Drain the Swamp », de sa campagne de 2016, réclame en fait la destruction de l’État ; « Make America Great Again » demande à détruire l’existant actuel en vue de recréer un passé mythique.
On reconnaît une mise en œuvre de la pulsion de mort lorsque :
il est proposé de quitter des institutions (l’Europe, l’Euro) ;
on propose de se débarrasser de la cause d’un « problème » : immigrés par exemple (ou sidaïques etc.) ;
on animalise des populations que l’on va massacrer ;
on propose de supprimer des avantages sociaux présentés comme « insupportables » ;
on décrit positivement la notion de sacrifice pour une cause (patrie etc.) ;
on positive des situations mortifères telles que la guerre ;
on propose la destruction d’une institution socialement productive, par exemple Radio France ou le Public Broadcasting Service aux USA, ou encore le NHS en Angleterre ;
on propose de créer des difficultés supplémentaires à la vie de populations (complications administratives) ;
La pulsion de mort est souvent utilisée en tandem avec l’instinct tribal : cette approche habile se retrouve dans des propositions telles que détruire les médias, l’État etc. et dans ce cas l’un renforce l’autre : on convoque l’instinct tribal afin de détruire. La mise en œuvre de la pulsion de mort par l’extrême droite peut ainsi être comprise comme la promesse d’une solution aux « problèmes » créés par l’instinct tribal. Cet appariement en aller et retour est un classique :
On appelle au rejet des populations immigrées (instinct tribal) et on propose leur déportation et enfermement dans des camps (pulsion de mort)15.
On désigne un bouc émissaire (les juifs par exemple) puis on s’en débarrasse (camps d’extermination nazis).
L’angoisse initialement créée par l’application de l’instinct tribal trouve alors sa résolution dans la déportation ou le massacre.
Conclusion et perspectives
On remarquera que les outils mis en œuvre par l’extrême droite sont tout à fait indépendants de tout contenu programmatique tangible. Ils ne sont pas non plus liés à une situation géographique ou historique spécifique. Ainsi ils s’appliquent tels quels à l’ensemble des partis concernés, qu’ils soient Russes, Italiens, Français ou Américains.
Le canevas fourni ici pourrait servir à facilement engendrer des discours d’extrême droite tout à fait plausibles : la puissance de ceux-ci ne réside pas dans la complexité des ressorts mis en jeu, mais dans la fragilité de la cible qui est l’inconscient.
Le monde politique démocratique semble malheureusement tout à fait démuni quant à la construction d’une théorie et d’un thésaurus susceptible de faire face. La gauche démocratique, notamment, se situe toujours sur un terrain causal avec des arguments et du contenu programmatique certes tout à fait honorables quant à l’amélioration démocratique, la justice sociale, les valeurs de tolérance et d’inclusion, mais tout ceci reste faible en regard des forces mises en jeu par l’extrême droite. Il appartient aux sociologues et philosophes politiques de s’approprier l’état des lieux et de construire des outils suffisamment attractifs pour contrer la menace.
Bibliographie
VUG01: Mark Van Vugt, The Tribal Instinct Hypothesis, , https://www.professormarkvanvugt.com/images/files/TheTribalInstinctHypothesis.pdf
FRE01: Sigmund Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse, 1921, https://www.gutenberg.org/ebooks/30843
BEG01: Laurent Bègue-Shankland, Le biais tribal, 2022, https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/psychologie-sociale/le-biais-tribal-23442.php
LEY01: Robert Ley, Organisationsbuch der NSDAP, 1936, https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/89/Organisationsbuch_der_NSDAP_%28IA_organisationsbuc00nati_0%29.pdf
FRE02: Sigmund Freud, Jenseits des Lustprinzips, 1921, https://www.gutenberg.org/ebooks/28220
FRE03: Sigmund Freud, Das Ich und das Es, 1923, http://psychanalyse.lu/Freud/FreudIchEs.pdf
LAU01: Monique Lauret, La pulsion de mort dans le champ du fanatisme idéologique, 2019, https://id.erudit.org/iderudit/1066192ar
Notes de bas de page
1 Marquette Law School Poll : https://www.marquette.edu/news-center/2024/marquette-law-poll-national-survey-finds-trump-approval-at-recent-high-biden-approval-all-time-low.php
2 Ce parti issu de « Die Linke » ne s’affiche pas comme d’extrême droite mais possède tous les marqueurs idoine (pro-Poutine, anti-immigration, priorité nationale etc.) et multiplie les signes de connivence avec l’AfD.
3 Célèbre commentateur ultra-réactionnaire de la télévision américaine de la période 1980-2020.
4 Célèbre commentateur ultra-réactionnaire de la télévision américaine contemporain.
5 Remarquons que la tirade du même Trump à propos des immigrés dévorant les chats et les chiens pointait sur la même image, et ce n’est bien sûr pas une coïncidence.
6 C’est le Président Jacques Chirac qui invoqua lors de son discours du 19 juin 1991 le « bruit et les odeurs », désagréments causés selon Chirac par certaines personnes immigrées en France.
7 Le Président Emmanuel Macron affirma en 2023 que les Urgences Hospitalières sont « remplies de Mamadou ».
8 Le discours du Président Nicolas Sarkozy du 30 juillet 2010 a pour la première fois dans l’histoire de la 5eme République affirmé explicitement un lien entre délinquance et immigration.
9 Par exemple, l’accès à l’AME (aide médicale d’État), dont la suppression est demandée à cors et à cris depuis des années par la droite LR et par le RN.
10 « La terre, elle, ne ment pas. » - Maréchal Pétain.
11 C’est Jean-Marie Le Pen qui ostracisait les « sidaïques », mais c’est Trump qui ridiculisa les infirmes plusieurs fois en public.
12 Rejet des LGBTQ+ notamment.
13 C’est l’un des grands refrains de la propagande Russe.
14 C’est l’idée du « grand remplacement ».
15 On reconnaît l’un des points majeurs du programme de Trump.